La Conscience du bien

Au point où nous en sommes, nous voyons apparaître un couple d’oppositions dont l’analyse mérite le plus grand intérêt. Il s’agit des deux termes : authenticité (elle est toujours spontanée) et effort (toujours laborieux). On pourrait penser qu’ils s’opposent. Nous avons mentionné que l’authenticité réalise l’action de se centrer sans effort, de se concentrer aussi bien. Ainsi le premier terme s’opposerait au second. Pourtant il est remarquable de constater que l’aboutissement de l’effort est basé sur le principe de la répétition du geste dans l’expérience de sa pratique. Cet aboutissement est une transformation progressive. Avec l’effort, l’effort s’évanouit en son contraire, il se transforme en spontanéité avec laquelle s’exprimera l’authenticité.

Ce mode de transformation est typique de la pensée orientale qui fait ici intervenir deux plans, celui de la nature (le ciel) et celui de l’homme (le sage) en leur assignant la même fonction unir toute nature et sa mise en application effective. La nature dans sa potentialité cause la fonction qui en répond. Nous pourrions maintenant nous interroger sur ce que peut bien vouloir dire enseigner le Kyudo. L’enseignant de Kyudo se passe des grands discours. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas là pour philosopher, mais pour transmettre le savoir qui permet à l’élève de construire et d’effectuer la forme requise pour tirer. Le critère qui commande cette transmission – à ce niveau là est celui que la vérité de la forme comme modèle impose. On sait les années nécessaires pour accéder à un niveau de tir satisfaisant, produire une forme de tir qui se rapproche progressivement du modèle idéal inatteignable. La construction de la verticalité puis celle de l’horizontalité nécessite la mise en place de celle centralité corporelle, la conduite du souffle et de l’énergie qu’il véhicule se dispense alors avec harmonie, c’est la centralité psychique. En même temps, l’enseignant de Kyudo veille avec bienveillance et rigueur à ce que son élève entre dans une véritable compréhension de l’étiquette et puisse trouver la voie et progresser en elle. C’est ce qui s’appelle l’authenticité. Il n’est pas facile de s’enseigner de ses fautes involontaires, inconsciemment produites, que l’on ne fait jamais exprès et pourtant que l’on répète encore parfois. L’ego est prompt à se justifier, et tel une vague, les affects mettent instantanément hors d’atteinte la centralité recherchée. C’est en éveillant cette authenticité, qui, nous le savons maintenant est « réalisante », que l’élève et l’enseignant tout autant accèdent, chacun à son niveau à ce que nous avons appelé la pleine conscience du Bien, c’est la rencontre avec ce que l’on appelle sa propre nature. Nous voyons donc une relation circulaire s’instaurer entre authenticité réalisante, pleine conscience du Bien et capacité de réalisation. Rompre cette circularité, c’est rompre la centralité.

Boucle RideauL’enseignant se découvre alors dans sa fonction, catalyseur, agent d’une opération de transmission d’un savoir basé sur sa capacité d’éveiller chez son élève à cette subtile position d’où se manifeste la justesse de son authentique nature.

Suivre sa nature constitue la voie dit le Zhong Yong – Et cultiver la voie constitue l’éducation.

En ce qui concerne la voie, elle ne peut être quittée un seul instant,
Si elle pouvait être quittée, ce ne serait pas la voie.
C’est pourquoi l’homme de Bien est vigilant à l’égard de ce qui ne se voit pas,
Sur ses gardes à l’égard de ce qui ne s’entend pas.
Car rien de plus apparent que ce qui est caché dans son for intérieur.
Rien n’est plus manifeste que ce qui est infîme, mais vaut comme indice.
C’est pourquoi l’homme de Bien est attentif lorsqu’il est seul face à lui-même.
Quand le contentement où la colère, la tristesse ou la joie, ne sont point encore déployés,
C’est ce qu’on appelle la centralité;
Et quand ces sentiments se déploient mais demeurent tous en équilibre et modérés,
C’est ce qu’on appelle l’harmonie.
La centralité et le grand fondement du monde, l’harmonie et de sa voie universelle:
Que la centralité et l’harmonie soient portées alors à leur point suprême.
Et le Ciel et la Terre sont bien à leur place, tous les existants prospèrent.

Paris, le 28/01/2002

(1) Le Bien n’est pas un concept à proprement parler, puisqu’il échappe a toute définition
Rappelons aussi que chez Platon le Bien est porté jusqu’au principe suprême qui est le Divin, au-delà de l’existence et de l’Essence (epekeina tês ousias, au delà de l’être, République VI, 509b)

(2) « Le milieu invariable » c’est ainsi que Couvreur traduisit les termes chinois Zhong Yong. François Julien le traduit avec beaucoup plus d’audace en nous donnant « la régulation à usage ordinaire ».